Depuis des siècles, le débat sur l’Ijtihad avait donné du grain à moudre, avec, en toile de fond, la dialectique du texte et du contexte, à même d’éclairer les lanternes et trancher sur des points litigieux.
Un des majeurs de l’histoire contemporaine, l’islamologue pakistanais Mohamed Ikbal (1877-1938), était aussi un penseur et un philosophe dont les œuvres littéraires et poétiques avaient, largement, dépassé les frontières. Ses écrits critiques et ses pensées, fondées sur le Saint Coran, continuent à inspirer aussi bien l’Orient que l’Occident.
Une matière à réflexion
Ainsi, cet Uléma de renom a toujours brillé par sa rhétorique politique intrinsèque et sa vision progressiste d’un Islam modéré et de juste milieu. L’Université tunisienne Ezzitouna n’a cessé, pour la 4e année consécutive, de lui faire éloge, en organisant, avec le concours de l’ambassade du Pakistan en Tunisie, un séminaire international de réflexion sur son parcours exceptionnel. Cette année, elle a focalisé ses assises, tenues récemment à son prestigieux amphi, sur « l’Ijtihad dans la pensée de Mohamed Ikbal : le constant et le changeant ». Soit une des questions des plus préoccupantes qui titillent nos élites et théologiens musulmans, allant jusqu’à susciter de vives polémiques d’ordre religieux.
Depuis des siècles, ce débat avait donné du grain à moudre, avec, en toile de fond, la dialectique du texte et du contexte, à même d’éclairer les lanternes et trancher sur des points litigieux. Et parfois, l’on se voit perdre pied dans les remous des croyances incertaines et des idées figées, au détriment des postulats et des convictions pouvant servir d’épilogue conventionnel à moult interprétations et divergences. Ikbal, le père spirituel du Pakistan moderne, comme il fut déjà reconnu, a dû recentrer ce débat, considérant que l’Ijtihad, tel qu’inspiré du Coran et de la Sunna, puise dans le sens de l’effort de réflexion et d’innovation dynamique de l’esprit de l’Islam. De quoi, il tire ainsi ses lettres de noblesse pour être au diapason de son temps, en accord avec les circonstances actuelles de la société.
Une manière de refaire le monde
Initiateur de ce séminaire dédié à Ikbal, Mohamed Arbi Bouazizi, président de la commission scientifique à Ezzitouna, accorde un intérêt tout particulier à ce penseur pakistanais. Pour lui, Ikbal, comme son contemporain cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour, se présente comme précurseur de la Umma qui lui a montré la voie. Ce fut, aussi, son éclaireur qui lui avait, tant, apporté des réponses à des causes et des questions liées au vécu de la société musulmane.
« L’Ijtihad dans la pensée de Ikbal est un raisonnement continu sur des faits de société, s’en tenant à l’esprit libre et dynamique de l’Islam moderne et en harmonie avec son époque…», explique M. Bouazizi. C’est aussi, a-t-il jugé, la rationalité qui peut élaborer des solutions susceptibles d’être une perche de salut. Et par conséquent, l’on peut, alors, admettre comme plausibles ses argumentaires doctrinaires si valables et transposables.
Et partant, ce qui était autrefois conventionnel ne l’est pas forcément aujourd’hui. Cela nous commande, à chaque fois, de redéfinir nos idées reçues ! Celles qui n’ont plus de raison d’être, du fait de l’évolution de certains paradigmes sociétaux. Et combien des faits que l’on croyait vrais sont, de nos jours, perçus comme des contre-vérités.
Notre conscience évolutive de l’Islam, du Coran, de la Sunna et de leurs significations intrinsèques, est de nature à nous mettre face à une réalité parfois complexe qu’on a besoin de mieux comprendre. L’expliquer dûment, cela s’appelle l’exégèse, la redéfinir autrement en remettant le texte dans son contexte, là on est au cœur de l’Ijtihad au vrai sens. Parallèlement, l’on doit, par ailleurs, préserver nos constantes, tout en gardant un regard critique. Alors que le changeant prête souvent à l’interprétation, selon Ikbal. « Ce dernier fut l’un des réformateurs qui ont eu à adapter les préceptes de l’Islam aux valeurs de la modernité dont les droits de l’homme, les principes de la démocratie, la science et la rationalité. Il a tenu à relire et recomprendre le Coran, tout en faisant recours à l’Ijtihad comme une manière de refaire le monde », souligne, en ces termes, Son Excellence Javed Ahmad Umrani, ambassadeur du Pakistan en Tunisie.
Une exigence civilisationnelle
Il a relevé que l’Ijtihad, aux yeux de Ikbal, est plus que nécessaire, voire un outil qui permet de faire changer la donne et de développer le sens de la jurisprudence islamique. «Les sociétés musulmanes, comme le prétendait Ikbal, ne sauraient progresser et aspirer aux changements escomptés, sans revenir à l’Ijtihad », argue l’ambassadeur. Cela dit, face aux défis d’aujourd’hui dictés par les nouveaux questionnements du temps moderne, l’Ijtihad dans le monde islamique demeure aussi bien un devoir religieux qu’une exigence civilisationnelle. Sur cette lancée, Pr Monia Gharbi, maître- conférencier à ladite Université, s’est étalée sur la dialectique de l’Ijtihad et de l’innovation dans la pensée de Mohamed Ikbal. Son approche fut essentiellement basée sur un regard critique de la chose politique, religieuse, culturelle et bien d’autres aspects de la vie quotidienne. Et pour cause, aurait-on besoin d’un esprit révolutionné et révolutionnaire qui a pour socle l’Ijtihad dans son sens évolutif et progressiste. « Certes, une révolution scientifique et épistémologique s’impose pour rattraper le temps perdu et tenter de réduire le gap de plus en plus creusé entre l’Orient et l’Occident. Car, il y a, maintenant, 12 siècles que la Umma islamique sombre dans la régression et la dégénérescence », réplique-t-elle. D’où, il est temps de sortir de notre état d’esprit figé qui entrave toute tentative de pensée éclairée et bloque tout recours à l’Ijtihad renouvelé.